"L'Amante anglaise" au Théâtre de l'Atelier (lundi, 21 octobre 2024)
Il y a eu un meurtre épouvantable, ce sujet fascine Marguerite Duras. Elle s’empare du fait-divers, transforme un peu les choses, en fait un roman (Éditions Gallimard) puis une pièce. En 1968 au Théâtre National Populaire, Claude Régy est à la manœuvre, Yves Saint-Laurent crée les costumes, Madeleine Renaud, Claude Dauphin et Michaël Lonsdale sont sur scène, l’affaire de la dépeceuse de Savigny est devenue «L’Amante anglaise».
Cette intrigue vénéneuse est au Théâtre de l'Atelier jusqu'au 31 décembre 2024.
Il doit y avoir une raison à ce meurtre. Dans un huit clos, un homme, le mari, puis sa femme, la meurtrière, sont questionnés par un interrogateur.
« L’interrogateur » est Frédéric Leidgens. Le buste tendu, attentif à l’extrême, de tout son corps il interroge. Il démonte les rouages de la pensée, fouille les mémoires, tente d’éveiller les sentiments, sans juger, jamais. Le timbre particulier de la voix du comédien et le rythme unique de son phrasé impriment le texte de Duras avec une véracité dérangeante à la manière d’un documentaire. Dos au public, le public colle à son ombre.
Lui, le mari, est ce petit bourgeois de province, tristement matérialiste. Il déballe les faits comme s’il s’agissait de décrire le contenu des étagères d’une épicerie, ignorant des affres du cœur et de l’esprit. Grégoire Oestermann incarne « Pierre Lannes » avec une grande justesse, en adroit funambule, son personnage oscille entre une naïveté crasse et une bêtise aveugle, une ignorance des sentiments, un gouffre abyssal, terrifiant sans en avoir l’air.
Elle, la femme, est assise là les genoux serrés, menue, presque rétrécie, toute de noire vêtue, la nuque raide, les mains posées comme emprisonnées. Elle a ces silences sombres comme de lourds nuages de pluie qu’elle dissipe d’un geste de la main comme si elle était maitresse du vent. Et puis, elle a ce sérieux dans le regard qui disparaît pour laisser place à ce sourire éclatant, Sandrine Bonnaire est « Claire Lannes », la meurtrière, déconcertante et intense, magnifique.
Grégoire Oestermann et Sandrine Bonnaire réunis dans un jeu d’une authenticité glaçante, font face à l’Interrogateur dont les questions semblent parfois légères, parfois profondes. Est-ce l’auteur qui interroge ou bien est-ce le public ? On ne sait pas trop, l’émotion est forte. Comme à l’accoutumé, la mise en scène de Jacques Osinski est parfaite, elle colle à l’œuvre comme il le faut avec toujours un grand respect de l’auteur. Marguerite Duras souhaitait une pièce « sans décors, ni costume », Osinski orchestre « L’Amante anglaise » avec élégance dans un dépouillement savamment étudié qui conserve des effets théâtrales extrêmement réussis. Et puis c’est beau, comme cette entrée en scène de Claire Lannes, surprenante, comme un frisson, arrivant du lointain des coulisses…
Une question persiste. Pourquoi cette femme a-t-elle commis ce meurtre ?
Quand Jacques Osinski va jusqu’à dévoiler l’envers du décors, on espère qu’il en sera de même pour le secret, mais le mystère demeure entier. On désignera alors comme de la folie un acte commis sans raison apparente… Mais, dépassant le cas d'école psychiatrique, Marguerite Duras trifouille l’âme, elle interroge et s’inquiète de savoir si les questions posées sont les bonnes. Le réalisme de Duras sème le trouble dans cette adaptation de « L’Amante anglaise », définitivement radicale, prodigieuse et passionnante.
Laurence Caron
L’Amante anglaise de Marguerite Duras (Éditions Gallimard)
Mise en scène : Jacques Osinski
Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann, et la voix de Denis Lavant
Lumières : Catherine Verheyde - Costumes : Hélène Kritikos - Dramaturgie : Marie Potonet
Musique Das alte Jahr vergangen ist BWV 614, Jean-Sébastien Bach - Transcription Gyorgy Kurtág et interprétation Marta et Gyorgy Kurtág
Production Théâtre de l’Atelier ; Compagnie L’Aurore Boréale - Coproduction Théâtre Montansier / Versailles ; Châteauvallon-Liberté, Scène nationale - La Compagnie L’Aurore Boréale est conventionnée par la DRAC Île-de-France.
Tournée :
Théâtre Montansier, Versailles - du 9 au 11 janvier 2025
TAP, Poitiers, avec les ATP - le 14 janvier 2025
Châteauvallon-Liberté, Scène nationale, Toulon - les 16 et 17 janvier 2025
Les Franciscaines, Deauville - le 8 février 2025
21:24 Écrit par CARON | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : l’amante anglaise, marguerite duras, jacques osinski, sandrine bonnaire, frédéric leidgens, grégoire oestermann, denis lavant, catherine verheyde, hélène kritikos, marie potonet, theatre de l‘atelier | | Facebook | | | Imprimer |