Room with a view, (La) Horde et Rone au Théâtre du Châtelet du 5 au 14 mars (jeudi, 05 mars 2020)

RONE---ROOM-WITH-A-VIEW_4349215258834524711.jpgVeille de première. Il y a un sacré remue-ménage au Châtelet, un public bavard se presse devant les portes de la salle. C’est un soir de répétition, l’ultime, la générale celle où amis, familles, personnels artistiques et partenaires du spectacle sont invités. Des jeunes gens s’agitent, terriblement jeunes. « Il faut patienter », annonce un ouvreur, « Il y a encore des réglages » confit-il à une de ses collègues en levant les yeux au ciel.

Un peu plus tôt, Le Figaro a révélé ce qui semble inquiéter les mines de l’équipe de production que l’on aperçoit cavaler sur la moquette rouge des couloirs entre la salle et les coulisses. Le Châtelet fait du bruit, trop de bruit, les voisins se sont plaint. Erwan Castex dit Rone a branché ses machines sur les enceintes du Châtelet pour diffuser son prochain album (sortie attendue le 24 avril) accordé à la création éponyme Room with a view, spectacle chorégraphique du Ballet National de Marseille dessiné par (La) Horde, Chimère a trois têtes radicalement multimédia-tique.

Ce soir là, le ressenti du son va donc être mesuré, on nomme cela «une étude d’émergences». Les infrabasses des sons électro gênent le quartier, notamment les pensionnaires de l’Hôtel du coin de la rue, même s’il est difficile de croire que le calme soit le but recherché en s’établissant proche d'une des places les plus embouteillées de Paris. Il est donc question de diminuer l’intensité des basslines et les fréquences intersidérales de Rone. Sacrilège possible. Polémique à coup sûr. Le lieu révèle encore un esprit de chasse gardée qu'il n'a pourtant jamais souhaité être en alternant spectacles populaires, classiques ou avant-gardistes. Mais le (snobisme) parisien aime se vautrer dans la critique, ça fait causer.

Sur proposition d’Anne Hidalgo, le duo Mackenzie-Prevost tire les ficelles depuis la réouverture du Châtelet. L’objectif fixé est de rajeunir le public. Une obsession récurrente infusée par les politiques culturelles depuis la nuit des temps, plus élégamment d’autres évoquent un potentiel renouvellement du public. Avec l’ombre menaçante de mes très proches cinquante piges, je m’interroge un temps sur la catégorie dans laquelle les chefs du marketing culturel rangeraient mes sneakers… Impatiente de découvrir la création associative de Rone et (La) Horde, je me cale dans un fauteuil au rebord boisé et clouté que j’affectionne tant. Dans cette salle de spectacle où je suis presque née, je me sens mieux qu’à la maison - bien mieux que trente ans plus tôt quand je tentais, à cette même place, de comprendre les compositions dodécaphoniques de Pierre Boulez… aux origines de l’électro.

Le spectacle commence dès l’entrée du public. La scène s’ouvre sur un espace blanc, une impressionnante construction graphique volontairement usée, dégradée, est déjà occupée par quelques très énergiques danseurs. Rone est aux platines, plutôt aux machines, le dj virtuose goupille les jacks, triture les fiches et fait glisser les faders. L’établi du bricolo acoustique d’où pendouillent d’impressionnants imbroglios de câbles n’a certes pas le brillant des bois anciens et des cuivres dorés des orchestres habituellement invités en ces lieux. Pourtant, hypnotisé, le public ne bronche pas, c’est à peine s’il ose marquer le rythme d’un mouvement de la tête tellement le propos est intense. Voyage initiatique, pamphlet révolutionnaire ou expérience sensorielle, c’est comme il vous plaira, le fait est que le spectacle est génial !   

La fresque parait se détacher en deux actes. Le premier illustre un monde décadent qui s'écroule et part en vrille, et le deuxième est un cri révolutionnaire. Entre les deux, une averse de poissons tombées du ciel place le curseur de l’alerte écologique au plus haut. Cette allusion à ce phénomène à la fois biblique et météorologique - rarement scientifiquement traduit - est souvent fantasmé mais a le mérite d’être explicite. Le spectacle du monde bascule. Entre violences et excès de tous genres, une destruction radicale est programmée. Le propos est contestataire, la vision est réaliste. Je pense aux images télévisées retransmettant les premières destructions des barres HLM de la cité des 4000 à La Courneuve, à une époque où les artistes qui composent le collectif de (La) Horde n’étaient peut-être pas nés ou encore des bébés…

Il n’ y a pas de répit pour les braves, l’attention est tenue, la scène est un formidable terrain de réflexion, tout fonctionne. Le Ballet National de Marseille se déchaîne dans une chorégraphie créative, différente, née du déplacement plus que du mouvement, narrative et précise. (La)Horde pioche dans les arts du cirque et plus précisément ceux de l’acrobatie pour apporter une force et un rendu extrêmement spectaculaire. La musique de Rone s’immisce dans le moindre interstice, en sons sourds, envolées oniriques et rythmes impeccablement contagieux. Room with a view est désormais addictive, une sorte de transe envoûtante. Une immense sincérité rayonne, les artistes aux tempéraments bien trempés partagent une perception du monde qui se lit comme une invitation à danser autour d’un feu dans une tribu lointaine.

Dans un même élan, une standing ovation fait basculer les fauteuils. Puis, chacun s’extirpe, heureux, à regrets même, la fête était belle, tous secoués par l’émotion mais éveillés par un enthousiasme nouveau. Si le monde d’aujourd’hui est entre les mains de cette génération, il n’y peut-être pas tant de souci à se faire. Ces artistes là ont une parfaite écoute du monde.

Laurence Caron

Photos : DA-Alice-Gavin_PH-Boris-Camaca

18:29 Écrit par CARON | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : theatre du chatelet, rone, collectif (la)horde, julien peissel, salomé poloudenny, eric wurtz, ballet national de marseille, sarah abicht, daniel alwell, mathieu aribot, malgorzata czajowska, clara davidson, myrto georgiadi, vito giotta, nathan gombert, nonoka kato, kelly keesing, yoshiko kinoshita, angel martinez hernandez, filippo nannucci, tomer pistiner, aya sato, dovydas strimaitis, elena valls garcia, nahimana vandenbussche, room with a view | |  Facebook | | |  Imprimer | | Pin it! |