Beaver Dam Company – Edouard Hue, à la Scala jusqu'au 28 janvier
Comme deux feuilles soulevées par le vent, deux corps se dispersent d’une façon qui semble aléatoire, puis fusionnent, pour s’éloigner à nouveau et encore s’entrechoquer, se rassembler. Les dos se courbent comme les boucles d’une écriture tracée à la plume, les pieds se rentrent pour protéger l’intime et les mains se cassent pour mieux attraper l’autre, les épaules et les genoux se déboitent, les cages thoraciques se font tambours… "Shiver" est un frisson, le titre est d’une grande justesse pour décrire ce pas de deux amoureux aux abandons poétiques et au romantisme absolu, impossible de ne pas penser aux envolées lyriques du chef de file Angelin Preljocaj… Sauf que chez Edouard Hue le néo-classicisme est éloigné, ici tout est résolument contemporain. Et d’ailleurs, ce moment de danse proposé par La Scala donne envie de revendiquer haut et fort : enfin du neuf !
Le chorégraphe Édouard Hue avance à la vitesse de la lumière. Du haut de sa petite trentaine, ses chorégraphies, propulsées par sa compagnie franco-suisse Beaver Dam Company, commencent à se faire sacrément remarquer. Éveillé à la danse sur les bancs du conservatoire d’Annecy, il est entré au Ballet Junior de Genève, puis il n’a pas attendu de permission pour prendre le large et multiplier ses rencontres notamment à Londres à la Hofesh Shechter Company (Uprising et Political Mother), avec Damien Jalet (Gravity Fatigue) ou Olivier Dubois (Tragédie et Prêt à Baiser) au Centre chorégraphique national de Roubaix. Ses interprétations en tant que danseur le stimulent, il travaille avec James Wilton, Marine Besnard, József Trefeli et Giuseppe Bucci, naturellement il devient chorégraphe et fonde sa compagnie en 2014 pour enchainer à un rythme d’une création par an. Le jeune chorégraphe se balade déjà dans le monde entier ; en 2021 en France, Brigitte Lefèvre inscrit « All I need » au programme du Festival de Cannes, puis la pièce est programmée à La Scala, c'est aujourd'hui. L'événement est vécu comme un privilège avant qu'Edouard Hue ne soit happé par de plus grands plateaux.
« All I need » vient juste après « Shiver ». La première pièce a créé une magie dans la salle, comme si le public avait assisté en catimini à un spectacle trop personnel pour être montré. Dans cette atmosphère particulière, « All I need » découvre des danseurs choisis pour leurs personnalités fortes et différentes, comme Maurice Béjart ou Pina Bausch l’ont influé il y a plus d’un demi-siècle. Ce sont des interprètes puissants et riches de propositions. On a bien compris que le travail chorégraphique d’Edouard Hue implique le corps tout entier et même au-delà. Les danseurs sont aussi des comédiens, l’un ne va pas sans l’autre logiquement, mais pour cette fois la tragi-comédie paraît autant assumée que la danse. Cette danse-théâtre permet de faire contribuer toutes les ressources des artistes, tous très talentueux.
L’instant est politique, la fresque est une critique acerbe, méritée et d’une actualité brûlante. Pour supporter cette page sombre, Edouard Hue use d’un humour enfantin et nous l’en remercions. Cet humour est perçu comme une politesse élégante mais aussi comme un signe d’espoir, nécessaire. Dans l’impulsion créative de cette jeunesse sans concession, il y a incontestablement un phénomène générationnel, comme pour les créations de (La) Horde avec le Ballet national de Marseille, il se passe quelque chose d’important, un reflet du monde mué par une lucidité terriblement aiguisée. C'est à voir, immédiatement.
Laurence Caron
Photo : David Kretonic