Avant « La Mouche » aux Bouffes du nord, il y a eu le film « La Mouche », ou plutôt « The fly » de David Cronenberg, sorti en 1986, avec les stars américaines du moments Jeff Goldblum et Geena Davis. Cette adaptation cinématographique de la nouvelle écrite en 1957, par l’auteur franco-britannique George Langelaan, est devenue culte et a participé à créer des générations de réalisateurs et amateurs de science-fiction. En 1958 déjà, une version avait été projetée au cinéma (film de Kurt Neumann), classée dans la catégorie « horreur » et marquant les balbutiements des effets « spéciaux ». Sur les planches du Bouffes du Nord, cette mouche-là s’avère bien plus complexe….
Ce spectacle a reçu trois Molières en juin 2020 : Création visuelle, Comédien dans un spectacle de théâtre public pour Christian Hecq et Comédienne dans un spectacle de Théâtre public pour Christine Murillo.
Les années 60. La France est fascinée par la télévision et les histoires qu’elle raconte – les vraies ou les fictives s’emparent de l’imaginaire des gens jusqu’au fin fond des campagnes. Comme pour La Guerre des Mondes (adaptée du roman de HG.Welles) qui lors de sa diffusion en 1938, sema une véritable panique à travers les Etats-Unis, la frontière entre la fiction et le réel n’est pas toujours perçue comme il le faudrait. Ainsi, c’est empreint de ce réalisme poétique, parfois brutal et souvent cru, que le drame fantastique de « La Mouche » va se dérouler sur la scène des Bouffes du nord.
C’est d’abord un duo mère-fils, triste à mourir de rire. Elle, c’est Odette interprétée par Christine Murillo, une mère aimante, monstrueusement aimante. Lui, c’est Robert interprété par Christian Hecq, un fils perdu, monstrueusement perdu. Dans cet amour maternel, comme une chute dans un puit sans fond, Robert s’étouffe, ne grandit pas, ne vit pas et surtout n’a même pas acquis la conscience du bien et du mal. Pour échapper à sa petite vie crasse, il s’invente une mission scientifique dans laquelle il s’idéalise, il existe. Le couple infernal est directement inspiré du reportage « La soucoupe et le perroquet » diffusé en 1993 dans l’émission Streap-tease (une préciosité télévisuelle que je vous invite à découvrir immédiatement si vous ne l’avez pas déjà vu).
Pour donner vie à cette terrible histoire, le travail immense des comédiens et comédiennes, adapté et mise en scène très intelligemment par Valérie Lesort et Christian Hecq, est bourré d’inventions passant du burlesque à une sorte de délicate naïveté dans une fluidité déconcertante. Face à l’intense Christine Murillo, Christian Hecq fait preuve d’un jeu d’une précision époustouflante, à la fois mime et clown, sa performance artistique relève de la prouesse physique et dramatique. Avec peu d’artifices, le comédien protéiforme incarne son personnage à la perfection jusqu’à une transformation radicale. Enfin, les artistes Jan Hammenecker et Valérie Lesort rejoignent le couple infernal pour interpréter à leur tour des personnages sensibles, originaux et définitivement attachant, à eux quatre la troupe de comédiens forme une magistrale leçon d’art dramatique. Les décors et costumes, l’accompagnement sonore jusqu’au vocabulaire, délicieusement vintage, dans la même veine que l’univers des Deschiens (de Jérome Deschamps et Macha Makeïeff), créent une ambiance drolatique, à défaut d’en pleurer. Car, la dimension sociale de l’histoire qui nous est contée est bien présente et étreint la gorge aussi fort que le suspens coupe la respiration. Raymond Devos en aurait aussitôt conclu que « L’humour est une chose très sérieuse avec laquelle il ne faut pas plaisanter ».
Laurence Caron
photo : Fabrice Robin