Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale en 1948, Albert Camus propose un nouvel écrit L'Etat de siège dont le caractère, universel et intemporel, raisonne encore. Il s’agit du déroulé schématique et froid qui précède, établi, entretient et finalement laisse s’écrouler -pour mieux renaître ailleurs- les rouages de la dictature. En référence à Pétain ou Franco, Camus dénonce le fléau du nazisme (entre autres) et l’installe dans une logique implacable.
Nous entrons dans un monde où «rien ne bouge», «tout va bien» en apparence, jusqu’au jour où La Peur vient bouleverser ce trompe-l’oeil moral et sociétal. La confusion est un terrain propice pour y faire naître ses valeurs : l’asservissement, l’obscurantisme et surtout la manipulation de l’opinion et des esprits mènent enfin à la résignation ; tout puissant Le Mal règne.
L’Etat de siège fut créé en 1948 au Théâtre Marigny selon une mise en scène de Jean-Louis Barrault, sur une musique d’Arthur Honegger, des décors et costumes de Balthus, et, avec une distribution toute aussi ahurissante : Jean-Louis Barrault, Madeleine Renaud, Maria Casarès, Jean Desailly, Simone Valère, Pierre Brasseur, Pierre Bertin ...
Au Théâtre Marigny, la pièce s’était installée pour trois heures, vingt-cinq comédiens dans des décors magistraux ; sur la scène du Poche-Montparnasse, six comédiens tiennent Etat de siège en moins d’une heure trente dans des décors de «poche».
Il m’est hélas impossible de comparer les deux versions, celle de 1948 et celle d'aujourd'hui, mais il est aisé de constater que les procédés artistiques mis en place pour cette adaptation, avec les décors de Vincent Léger, les marionnettes de Juliette Prillard et la lumière de Jacques Puisais, s’accordent aux mouvements sénographiques et aux choix musicaux avec une rare efficacité. A tambours battants, les comédiens se jettent sur scène avec passion. L’esprit de troupe rafraîchissant gomme quelques inégalités de jeu, notamment lorsque le jeune Adrien Jolivet lance quelques tirades dos au public (?), mais Antoine Seguin (dans les pas de Pierre Brasseur) mène avec force la joyeuse équipe, et, les comédiens et comédiennes servent brillamment le texte en se partageant énergiquement et adroitement les rôles.
Le sujet est grave, impitoyablement contemporain, et pourtant le génie infini de Camus le fait user de toutes les techniques théâtrales possibles, de la farce au mélodrame, rien ne lui échappe. C’est ainsi que le Théâtre retrouve sa fonction première, souvent oubliée dans nos salles : « la distraction », le divertissement, et cela la metteur en scène Charlotte Rondelez l’a très bien compris pour cette version au Poche-Montparnasse. Cette adaptation est bourrée d’inventions, tout en perspective, le décor proposé est ingénieux et offre un territoire d’expression transformable. Le ton, radicalement burlesque et savoureusement déjanté, permet de ratisser un large registre d’émotions. La bienveillance et la cruauté se côtoient au plus près de notre Humanité ; avec cette pièce, Albert Camus nous rappelle, à nouveau, et, à quel point, il demeure le plus grand des auteurs.
Etat de siège est un divertissement intelligent et un instant délicieux à partager. Je préconise de s’inspirer de son propos, tant il respire la créativité, afin de nous rappeler, si justement, qu'il ne faut jamais abandonner la lutte ! Résistez.
Laurence Caron-Spokojny