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Le quai de Ouistreham jusqu’au 14 mars 2020, au Théâtre 14

cie la résolue,florence aubenas,emmanuel carrère,theatre 14,magali bonnat,louise vignaud,juliette binoche,le quai de ouistrehamLe nom de l'auteure de la pièce, « Le Quai de Ouistreham » qui se joue actuellement au Théâtre 14, n’est étranger à personne. La journaliste Florence Aubenas a couvert le Procès d’Outreau pour le journal Libération en 2004, elle avait fait part de ses doutes sur la réelle culpabilité des prévenus. L’année suivante, à chaque entrée du journal télévisé pendant plusieurs mois, le nom de Florence Aubenas a été répété, le sien et celui de son fixeur Hussein Hanoun al-Saadi. Otage en Irak pour 157 jours de détention, elle a été enlevée alors qu’elle était en reportage sur les réfugiés de Falloujah.

cie la résolue,florence aubenas,emmanuel carrère,theatre 14,magali bonnat,louise vignaud,juliette binoche,le quai de ouistrehamQuatre ans plus tard, en 2009, Florence Aubenas quitte pour quelques mois le microcosme ouaté des rédactions des grands journaux pour réaliser un reportage en totale immersion au cœur de « la crise ». Elle choisit la ville de Caen, elle loue un meublé, fait l’acquisition d’une voiture d’occasion qu’elle nomme « son tracteur », et se met en quête d’un travail. A cette époque où Pôle emploi s’apelle encore l’ANPE, elle se présente avec un bac littéraire en poche, déclare être divorcée et ne pas avoir travaillé pendant vingt ans, son ex-mari subvenant à ses besoins pendant toutes ces années. Cette expérience durera près de six mois et sera l’origine d’un succès littéraire paru en 2010 aux éditions de l’Olivier. Transformé en cinq épisodes radiophoniques sur France Culture, le récit est projeté sur les planches, dans une mise en scène de Louise Vignaud au Théâtre des Clochards Célestes à Lyon en 2018, et aujourd'hui au Théâtre 14 à Paris jusqu’au 14 mars 2020.  

Son objectif est d'obtenir un CDI, elle dit qu’elle s’arrêtera juste avant la signature du contrat, pour ne pas risquer d’occuper un emploi utile à une autre. Quand Florence Aubenas se glisse dans le personnage qu’elle a créé, la journaliste choisi d’enquêter dans les conditions du réel par le prisme de l’expérience. Florence Aubenas accumule les petits boulots avant de décrocher un emploi de technicienne de surface sur les ferries entre Caen et Portsmouth. L’auteure-actrice brosse les visages de ces héroïnes qui travaillent avant le lever du soleil ou juste après qu’il se soit couché. De ses os et de ses muscles rompus aux rudes taches du ménage, de la longueur disproportionnée des transports, de la fatigue psychologique et ce manque de reconnaissance assaisonné d'un salaire minable jusqu’à la fierté du travail bien fait, tout s’imprime dans la chair de l’auteure avant qu’il soit recraché sur le papier. A l’ANPE et à l'agence d’interim, elle a été prévenue, cette profession exigera bientôt « une formation très spécifique », elle a de « la chance » car son profil est « à haut risque » (celui de ne jamais trouver du travail)…

A aucun moment, la journaliste-enquêtrice ne verse dans le misérabilisme. Pas de pathos. Juste la vérité. C’est une succession de portraits de femmes transcendées par la précarité de l’emploi et sublimées par la pénibilité de leur travail. Débusquant la crasse, soulevant la poussière, frottant les tâches et ramassant les détritus de ceux qui les dédaignent - ceux qu’elles ne jugent même pas - ces femmes et ces quelques hommes (il y en a peu pour ce travail), dépassent leur dégout pour attacher beaucoup d’importance au bon accomplissement de leur mission. Elles se challengent, s’encouragent, se défient parfois et se soutiennent toujours. La journaliste s’applique à se tenir au plus près de la réalité en adoptant un style d’une grande sobriété, pourtant ce dépouillement de toutes méthodes fictionnelles n’empêche pas l’expression d’une magnifique humanité, souvent tendre.

Sur scène, la comédienne Magali Bonnat interprète le rôle de Florence Aubenas et à la fois toute une galerie de personnages attachants rencontrés au cours de cette expérience. Son jeu est tenu, essentiel et sec, comme la plume de l’auteure. Dans un espace presque vide, la comédienne déplace sa fine stature entre une chaise et un tableau blanc, les deux éléments semblent entretenir un dialogue de sourd. La chaise semble incarner une solitude infinie, comme abandonnée au bord d'une route. Le paperboard, illisible, support insensé, énonce la vie telle qu’elle doit être : indiquant des directions à prendre pour ceux qui ne savent plus où aller, soulignant par deux fois des injonctions pour ceux qui ne savent plus quoi penser, et encerclant des mots pour ceux qui ne savent plus quoi dire… Au rythme de l’avancée du récit, le corps de la comédienne, d’abord conquérant, décidé à en découdre avec « la crise », semble se courber peu à peu, très légèrement, un corps accablé dont les membres paraissent se dessécher. Ce changement d’attitude est délicat, extrêmement mesuré, on devine la fine perception de la metteure en scène Louise Vignaud.

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Cet admirable théâtre-politique est donc né de trois femmes. Des femmes qui ne s’embarrassent pas de jugements sans retenus en d’improbables tribunaux pour délier la parole de celles qui n’ont pas droit au chapitre. Militantes peut-être sans le savoir mais certainement conscientes que leurs métiers et leurs talents sont de formidables vecteurs de transmission, elles permettent de faire entendre ces voix ignorées avec un exceptionnel souci de justesse. A la croisée de l’enquête journalistique et de l’œuvre artistique, « Le Quai de Ouistreham » au Théâtre 14 est un moment rare de dignité et d’humanité, plus que nécessaire.

Une adaptation cinématographique éponyme signée Emmanuel Carrère est attendue cette année, avec Juliette Binoche dans le rôle-titre, et une pléiade de comédiens non-professionnels. A suivre.

Laurence Caron

Photo  Rémi Blasquez

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