FIN DE PARTIE au Théâtre de l'Atelier : Prolongation jusqu'au 16 avril !
22/01/2023.
Au Théâtre de l’Atelier le spectacle commence dans la salle : les soirs de premières la fréquentation fourmille de comédiens et comédiennes, ils ont le regard vif qui porte loin et le salut fraternel, avec une assiduité sans failles ils viennent soutenir et applaudir leurs copains. Alors que le pays gronde son mécontentement face aux réformes annoncées, ici personne ne discute et encore moins attend les directives gouvernementales pour décider l’âge de la retraite, il n’est pas question d’arrêter de jouer, jamais. A ce propos, le théâtre de la Place Charles Dullin tient sa programmation au plus près du temps qui passe, le sujet de « Fin de partie » est d’ailleurs très nécessairement inspirant. Dont acte.
La pièce, écrite en 1957 par Samuel Beckett, est un huis-clos tragi-comique dont la savoureuse étrangeté littéraire traite de la dégradation des corps, de la fuite des esprits, de l’impotence des sentiments, et pas seulement… Cette inévitable et cruelle fin d’existence, Beckett l’attaque comme une énigme, il apporte des indices teintés d’humour noir, truffés de répliques corrosives, parfois tendres, en ne s’épargnant pas d’aller enquêter au fin fond de nos âmes, recoins sombres, affres et autres tourments.
L’espace est indéfinissable, un peu démesuré, résolument abstrait. Comme si les angoisses existentielles de Samuel Beckett ne suffisaient pas à égarer ses personnages, Yann Chapotel, à la scénographie, et Jacques Osinski, à la mise en scène, œuvrent pour embarquer avec eux la salle toute entière dans l’envers du décors. Le tour est adroit, le spectateur sans défense, piégé dans l’immobilité passive des rangs de velours, assiste au drame. Un drame miroir, un peu, forcément.
Frédéric Leidgens est Hamm, il nous accueille dans sa demeure tel un roi shakespearien. Paralysé, coincé dans un fauteuil-trône, il a perdu l’usage de la vue comme celui de ses espérances. De ses grandes et belles mains fines, le vieillard fantasque exprime les derniers mouvements de la vie tout autour de lui comme les derniers soubresauts d’un animal blessé. Une sorte de puissance presque machiavélique le tient en alerte lorsqu’il s’agit de tyranniser Denis Lavant (Clov). Souffre-douleur, un peu résigné, parfois révolté, attentif et infiniment touchant, Denis Lavant propose une partition dansante entre commedia dell’arte et mime, il est un pantin désarticulé au visage drôle ou émouvant, héritier légitime de Chaplin ou Marceau. Enfin, émergeants de cercueils aussi cylindriques que de grandes poubelles, les très malins, Claudine Delvaux (Nell) et Peter Bonke (Nagg), apportent une part d’humanité qui vient nous saisir à des instants totalement inattendus.
La pièce est annoncée pour durer 1h50, cependant on soupçonne les comédiens de jouer les prolongations, il est fort à parier qu'ils se délectent dans les formidables répliques de Beckett, qu'ils cherchent à révéler des mondes parallèles dont peut-être même l’auteur en ignorait l’existence, et qu'ils goûtent avec gourmandise autant les silences émus que les rires des spectateurs. Rarement, décors, interprètes, mise en scène, lumières jusqu’aux costumes ne se sont aussi bien accordés. « Fin de partie » au Théâtre de l’Atelier est une création artistique, dramatique et plastique qui restera pour toujours. Attention chef d’œuvre !
Laurence Caron