WINTERREISE (Voyage d’hiver) d'Angelin Preljocaj au Théâtre des Champs Elysées, et Body and Soul de Crystal Pite à L'Opéra Garnier
En 2019, Crystal Pite crée Body and Soul pour le Ballet de l’Opéra de Paris, cette même année Angelin Preljocaj imagine Winterreise Voyage d’hiver initialement pour le Ballet de La Scala de Milan puis avec sa compagnie lors du Montpellier Danse. En ce début d’année 2022, attendu avec ferveur, le premier est repris à l’Opéra Garnier jusqu’au 20 février tandis que le second vient de triompher pour quatre représentations exceptionnelles au Théâtre des Champs-Élysées.
Winterreise voyage d'hiver Ballet Préljocaj (photo Jean-Claude Carbonne)
Le crépuscule des Dieux…
Depuis le Planet Wanderer du duo Damien Jalet / Kohei Nawa à Chaillot en septembre 2021, Body and Soul et Winterreise voyage d'hiver sont les deux créations chorégraphiques immanquables de la saison, toutes trois ont en commun un esthétisme crépusculaire infiniment sophistiqué.
Ces derniers temps, il faut bien avouer que nous tournions un peu en rond à se demander si la danse contemporaine ne se répétait pas un peu… Puis, un miracle s’est produit, enfin plutôt trois. Après tout, au sens littéraire, le crépuscule désigne (cf.Larousse) : ce qui décline, ce qui est proche de disparaître. J'interprète cela comme un passage, éclairé par une lumière à densité variable, dont les talents de ces Maîtres-ses de la chorégraphie indiquent la direction à prendre…
Crystal Pite, la magicienne
Les Étoiles, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris sont dans leur élément, leur formation de haute volée, leur énergie et leur jeunesse ont pleinement de quoi éclater. Les tableaux regroupés en trois actes s’enchaînent, courts et précis. Solos et pas-de-deux, guidés par la voix froide et détachée de Marina Hands, contrastent avec l’émotion de la danse qui glisse sur l’air comme au sol avec une infinie fluidité. Cette même fluidité, incomparable jusqu’alors dans le langage chorégraphique, fait déferler les 36 danseurs en vagues savamment liées à moins que cela soit des nuages de feuilles soulevées par le vent. L’individu naît du collectif, ou bien l’inverse, la confrontation des individus évoque un vocabulaire social qui interroge. Dans une ambiance volontairement dépouillée, la mise en lumière de Tom Visser infuse un subtile mix clair-obscur révélant des mouvements qui ont une (apparente) spontanéité particulière au travail de Crystal Pite. Jusqu’au tableau final, radicalement et délicieusement pop : propulsés entre des pans de décors fantastiques, les interprètes transformés en sortes de lucioles extraordinaires, rehaussés d'antennes styliformes ou pattes ravisseuses, grâce aux costumes de Nancy Bryant, avancent en rang serrés autour de Takeru Coste complètement déchainé. C’est une apothéose bestiale comme des essaims d’insectes puissamment attirés par la lumière. L’enthousiasme est à son paroxysme. Pour une fois, même si les stars du Ballet de l’Opéra ont merveilleusement bien défendu leurs parties comme Marion Barbeau, Alice Renavand, Marc Moreau et Hugo Marchand, il n’est ici pas question de comparer les exploits des artistes, le public de Garnier dévale le grand escalier de marbre en un joyeux vacarme, subjugué par les mille feux d'un spectacle total.
Angelin Preljocaj, le poète
Il est l'invité de Transcendanses au Théâtre des Champs-Elysées, une programmation pointue dont les rendez-vous sont désormais bien inscrits dans les agendas des amateurs de danse. De la profondeur d’un bleu nuit jusqu’à des dégradés orangés passant du jaune au rose, Angelin Preljocaj déploie les couleurs du crépuscule pour parcourir son Winterreise voyage d’hiver composé de 24 Lieder écrit par Franz Schubert, juste un an avant sa mort sur les poèmes de Wilhelm Müller.
Parce qu’il est définitivement un grand traducteur de la mélancolie, Preljocaj traite d’un romantisme dont la profondeur vertigineuse aboutit en un drame mais qui, étonnement, ne devient jamais tragique. Son élégance n’a d’égal que sa sincérité et sa compagnie le lui rend bien, les six couples de danseurs dessinent une chorégraphie d’une grande délicatesse, toujours aussi exacte et terriblement bien réglée. Le sens de Preljocaj pour la virtuosité s’épanouit pleinement, il épouse par ses intentions chorégraphiques le phrasé impeccable du baryton-basse Thomas Tatzl, accompagné au piano forte par James Vaughan.
Tandis que les danseurs foulent un sol neigeux dont ils se jouent en faisant scintiller les cristaux tout autour d’eux, l’éclairage soigné d’Eric Soyer sublime les corps des danseurs sous des douches de pluie luminescente, crée des décors à géométrie variable ou se matérialise en matières soyeuses, précieuses. En conservant les codes de sa danse, dont les fans se délecteront, Preljocaj revient à une danse plus classique, plus douce. Des déplacements tourmentés, de corps enchevêtrés ou tendus comme des arcs, à l’immobilisation remarquable, sortes de statues célestes (d’une photogénie somptueuse), Preljocaj fouille l’obscurité pour en révéler une lumière qui ne semble pas prête de s’éteindre !
...est-ce déjà l'aube ?
Une incroyable théâtralité, voilà en un mot de quoi décrire le renouveau de ces danses. La chorégraphie contemporaine n’est plus seulement une démonstration de genre dont les mouvements s’intellectualisent et se débattent (dans tous les sens du terme). A l’instar de la danse classique son aînée, la danse contemporaine raconte de vraies histoires, parfois même des fresques, aventures humaines, parfois spirituelles ou célestes, souvent animales ou planétaires. Ces atmosphères crépusculaires invitent au dépassement du réel tout en formant de solides passerelles vers autre chose, comme des introductions fortes et inspirées à ce que présage l’avenir. Des changements s’opèrent, cette époque est passionnante…
Laurence Caron
Winterreise voyage d'hiver Ballet Préljocaj (photo Jean-Claude Carbonne)
Théâtre des Champs-Elysées - Angelin Preljocaj | chorégraphie et costumes - Franz Schubert | musique - Thomas Tatzl | baryton-basse - James Vaughan | piano - Constance Guisset | scénographie - Eric Soyer | lumières
Body and Soul Crystal Pite - Opéra de Paris
Musique : Owen Belton, Frédéric Chopin, Teddy Geiger - Voix : Marina Hands - scénographie : Jay Gower Taylor - costumes : Nancy Bryant - Lumières : Tom Visser - Danseurs : Léonore Baulac, Alice Renavand, Marion Barbeau, Héloïse Bourdon, Hannah O'Neill, Silvia Saint-Martin, Hugo Marchand, François Alu, Marc Moreau.